1907-1911 : Les voyages initiatiques
Entre 1907 et 1911 Le Corbusier, qui n’est encore que Charles-Édouard Jeanneret, sillonne l’Europe pour y découvrir les arts, l’architecture mais aussi les beautés du monde. Homme aux semelles de vent, Le Corbusier se forme lors de voyages en zig-zag. Il accumule durant ces années une quantité folle de notes, de dessins qui alimenteront sa vie durant son œuvre. Ces moments d’éloignements donnent naissance à une importante correspondance au cœur de laquelle il dépeint ses trajets, ses expériences mais aussi ses sensations.
1907
Grâce à l’argent gagné par la réalisation de la villa Fallet (1905-1907), Charles-Édouard, sur recommandation de son maître Charles L’Eplattenier, s’émancipe et part pour l’Italie qu’il sillonne de la Toscane à la Vénétie. En marge d’une correspondance nourrie, Charles-Édouard noircit son calepin de dessins, de découvertes in situ et d’émotions ressenties devant les peintures du Musée des Offices, la chartreuse d’Ema ou le soleil couchant de Ravenne. Le Grand Tour de l’architecte lui offre l’opportunité de parfaire sa culture et sa formation.
« C’est bien comme coloriste et comme dessinateur tout autant, que j’ai si intensément joui des paysages italiens ; les feuillages avant de tomber deviennent ici gris, d’un gris superbe fin ; les prés restent vert intense, et les champs labourés seuls donnent la note vibrante. La terre d’Italie est extraordinaire ; elle est rouge saumon, rouge tuile, et avec les quelques ceps qui par-ci par-là deviennent d’un jaune citron éclatant, elle forme ce que les fameux fresquistes ont rendu sur leurs murs, régal des yeux et d’imagination ». Octobre 1907
Arrivé à Vienne en novembre 1907, il poursuit son apprentissage architectural et musical, tout en travaillant à distance sur les maisons Stotzer et Jaquemet.
1908-1909
Les souvenirs d’Allemagne et d’Autriche ont laissé un goût amer. Éconduit par les architectes viennois, Charles-Édouard surinvestit son départ pour Paris, qui représente à ses yeux l’unique moyen d’assouvir la poursuite de son apprentissage et de son ancrage professionnel. Comme nombre d’artistes l’ont fait avant lui, il s’installe au cœur de Paris, au 9 rue des Écoles, dans une chambre de l’Hôtel de L’Orient. Ce Paris rêvé incarne désormais le lieu de la nouveauté plastique et de la modernité industrielle.
Paris devient le lieu de son éducation : « À Paris il y a Notre-Dame, et Versailles et tout, le Louvre, le Trocadéro, c’est fou de vouloir énoncer, c’est la ville lumière. Dans les musées j’éduque mon âme et j’ouvre mon esprit, je fonde les bases solides, les principes. Dans un bureau je m’initie au métier, et à côté j’étudierai. Tout cela sera long, bien long, il y aura des jours et des jours de perdus. Des désillusions tout plein et des rancœurs idem, mais ce sera du français et je pourrai faire le volontaire et forcer les portes ». Tel un touriste, Charles-Édouard se rend de la Sainte-Chapelle au musée Guimet. Le Corbusier se sent attiré par la métropole parisienne qui s’offre comme le lieu de tous les possibles sur le plan créatif et social.
1910
Au début de décembre 1909, Charles-Édouard quitte Paris et rejoint La Chaux-de-Fonds pour y passer les fêtes de fin d’année. Entre janvier et mars, il s’investit dans la création de l’association des Ateliers d’Art réunis. Toujours soucieux de compléter sa formation, et sur les recommandations de son maître Charles L’Eplattenier, il se rend en Allemagne pour réaliser une étude sur les Arts décoratifs et industriels.
Après de courts séjours à Munich, Karlsruhe, Stuttgart, Ulm, il réside à Munich jusqu’en octobre 1910. En parallèle de son étude, il souhaite bénéficier d’une formation architecturale. Il cherche alors un stage auprès des architectes les plus réputés : Peter Behrens, Herman Muthesius, Bruno Paul et Theodor Fischer. Ce dernier lui porte de l’estime et le reçoit à plusieurs reprises sans pour autant lui proposer le moindre emploi. Cantonné dans un rôle de touriste et face à l’ennui qui le gagne, Jeanneret part de nouveau à la rencontre des villes allemandes, incarnation de la modernité. Il se rend à Berlin pour sept jours, ce qui lui permet de découvrir des expositions d’importances : « Städtebau », « Allegemeiner Städtebau », « Ton-Talk Cement » et la « Sezession ».
De retour à Munich, en juin, il entame son manuscrit de La construction des villes, articulée sur l’étude de l’urbanisme allemand. En fréquentant le salon littéraire, il fait la connaissance de son futur mentor William Ritter avec qui il se lie d’amitié. Celui-ci l’incite à visiter Prague, Budapest, et à rejoindre la Turquie en passant par la Serbie et la Roumanie. Durant cette même période, il assiste à un congrès du Werkbund. Un peu plus tard, il fait la connaissance d’Auguste Klipstein, étudiant en histoire de l’Art et futur compagnon du « Voyage d’Orient ».
Jeanneret retourne à La Chaux-de-Fonds pour y passer un été en famille. De retour à Munich au mois de septembre, il sollicite à nouveau, mais sans succès, un emploi chez Theodor Fischer. En octobre 1910, il retrouve à Hellerau son frère Albert, qui étudie avec le musicien Emile Jaque-Dalcroze.
À force de sollicitations, Peter Behrens finit par l’embaucher le 1er novembre 1910. Pourtant le jeune Jeanneret reste insatisfait et se plaint des conditions de travail mais aussi du contenu: « Chez Behrens, on n’y fait pas de pure architecture. C’est de la façade. Les hérésies constructives abondent ». Le 1er avril 1911, il quitte l’atelier sur un bilan en demi-teintes.
Contrairement au souhait de ses parents qui imaginent pour lui une carrière allemande, Charles-Édouard a d’autres aspirations. Depuis l’Allemagne, il envisage et conçoit son voyage d’Orient.
« Or donc ce grand voyage en est un petit. Car ces huit mois, qui termineront ma vie de jeune homme, qui seront la couronne et la coda de mes études, je les vais passer à Constantinople, en Grèce et à Rome. »
1911
C’est en juin, en arrivant à Prague, que débute véritablement ce nouvel opus initiatique. En sillonnant les Balkans, il envisage déjà la Grèce et la Turquie comme lieux ultimes de destination. La plupart des lettres sont rédigées de « Constantinople ». Il y décrit la ville et ses spécificités. Ces échanges ont également vocation à le tenir informé de l’actualité de la Chaux-de-Fonds, notamment celle concernant l’École d’Art et de ses futures ambitions professionnelles. Ses parents font office de relais d’informations et de renseignements. À l’importance de la découverte immédiate, ces correspondances façonnent et fixent l’expression de ses impressions et émotions.
Immortalisant cet itinéraire par le dessin mais aussi par la photographie, le jeune Jeanneret fixe également sa mémoire par le biais d’articles publiés dans la Feuille d’avis de la Chaux-de-Fonds. Comme il l’annonçait de façon prophétique, ce grand voyage le débarrasse de sa carapace de jeune homme. Fort de son nouveau bagage intellectuel, c’est un homme nouveau, qui s’apprête à revenir en Suisse. L’analyse intuitive de Marie-Charlotte lui fait déjà redouter le retour de son fils. Dans un courrier du 22 octobre 1911, elle écrit : « J’ai peur et je me réjouis follement de te revoir, peur, car enfin tout va te sembler ici étriqué, étroit ; cervelles, pays, ambiance ! Et puis, je te plains de revenir ici ; au sortir de pays radieux, de contes de fées entrevus et vécus même, le Jura, les « horlogeurs » l’habitant, les coutumes simplettes, désuètes, te sembleront pénibles et je m’attends à ce qu’un spleen, du Midi enchanté, de l’Orient fascinateur, ne t’empoigne et te terrasse. »