Basilique
La Sainte-Baume, France, 1948
© FLC/ADAGP
INFOS PRATIQUES
Montagne de La Sainte-Baume et plan d’Aups (Var)
Projet non réalisé
Entreprise étonnante et peut-être mirobolante, directement proportionnelle à l’animateur Edouard TROUIN, « géomètre de père en fils depuis 1780 à Marseille ». Lui, le dernier, âgé de cinquante ans, sang d’origine Saint-Malo (marins et pirates) et sang de paysans de Provence; géomètre, c’est-à-dire passionné d’architecture, de construction, d’aménagement du terrain, de paysage et de géométrie; prononciation: accent marseillais; une vitalité de « tonnerre de Dieu » comme on dit là-bas; possédait par hasard à la Sainte-Baume un million de mètres carrés de terrain inculte et improductif. Parce qu’il était membre d’une dynastie de géomètres, cet homme, ce Trouin, se trouvait donc disposer d’un million de mètres carrés à la Sainte-Baume, d’un terrain absolument inculte, désertique. II a l’idée d’en faire quelque chose. Les chasseurs de week-end marseillais viennent lui demander de leur vendre quelques lopins ici ou là. Trouin ne veut pas vendre; il veut réaliser une noble idée, il veut sauver le paysage de la Sainte-Baume des lotissements qui déjà envahissent le Plan d’Aups. Alors commence cette longue marche à la recherche d’une architecture, d’un urbanisme capables de glorifier un glorieux paysage.
La Sainte-Baume, « un Haut Lieu », une muraille formidable de roches bordant la moitié d’une assiette (« le Plan d’Aups »), l’autre moitié, à peine relevée, surplombant les vues au Nord jusqu’à la Montagne Sainte-Victoire, entrée déjà dans les mémoires par les soins de Paul Cézanne. A mi-hauteur de la massive paroi de rochers à pic, le trou noir d’une grotte : ici vécut Marie-Madeleine, l’amie de Jésus, venue de Palestine avec les autres Maries sur une barque. Tous les matins, les anges venaient la prendre devant la grotte, la portaient à deux cents mètres au-dessus, sur le sommet de la montagne dénommé le Pilon, où elle se mettait à prier. De là-haut, la montagne dévale jusqu’à la Méditerranée vers Toulon.
La légende a fait de la Sainte-Baume un lieu divin, gardé aujourd’hui par les Dominicains. Au pied des monts, dans la plaine, est la Basilique de Saint-Maximin, où est gardée dans un tabernacle d’or la tête (le squelette) de Marie-Madeleine, d’une beauté extrême.
Notre recherche ne pouvait être abordée qu’avec respect. Les cardinaux et archevêques de France l’ont condamné. Ils l’ont fait dans la plus grande sincérité, croyant bien faire. Pasteurs d’âmes, ils ne se sont pas rendus compte de l’humilité et de la grandeur réunies dans la tâche entreprise. Ils ont voulu sauver la dignité d’une des plus belles légendes humaines, celle de Marie-Madeleine, amie du Seigneur: elle lava Ses pieds avec un flacon de parfum et les essuya de ses cheveux. Elle vivait dans une grotte, nue, couverte de ses seuls cheveux; les anges la montaient le matin prier au sommet de la montagne. II n’y a là-dedans rien de trouble, rien de fastueux ni d’équivoque. II n’y a rien là aussi de représentatif, de pompeux et de cérémonieux.
Certains des artistes modernes ayant parcouru le périple de la renaissance de la technique picturale ou sculpturale ont goût à reprendre certains thèmes parmi les plus profonds proposés à la méditation, et il se trouve que certains sont ravis de pouvoir décorer d’humbles chapelles. Mais alors surgit Homais! Et Homais se met à crier, et Homais alerte ses pasteurs et ses bergers! Et l’erreur aidant, une part de l’édifice intellectuel de l’Eglise se trouve troublée. Ici, comme ailleurs, la décision appartient à ceux qui savent, et combien savent ?
Vers 1946, Trouin monta à Paris, en chemise à carreaux et veste de berger et il vit tout le monde, y compris les académiciens. Et il chargea chacun de faire un projet extraordinaire pour le Val d’Aups, au pied des rochers, aux fins d’installer dans ce paysage magistral un lieu d’architecture, un lieu de méditation, de rassemblement, susceptibles de faire goûter à sa juste valeur l’esprit qui règne par là. II obtint des projets, et des académiques eux-mêmes! Après bien des années, quand la rumeur fut passée, quand il eut allumé par son projet un véritable incendie, suscité en tous les pays des ardeurs en faveur de cette grande entreprise… il demeura sur le carreau avec son architecte, le seul resté fidèle – votre serviteur. Et le projet extravagant, mirobolant, devint en fait un témoignage de l’émotion humaine, s’adressant à une classe d’êtres, à une qualité d’esprits qui sont rares et, peut-être, ingroupables pour l’instant. Après tous les avatars, il reste un terrain vide et les plans ici décrits. II faut dire qu’à la suite de la grande rumeur, éveillée dans le monde par l’annonce de la construction prochaine de la Basilique de la Paix et du Pardon, des passions s’étaient déchaînées au point de dénoncer à la vindicte publique les deux survivants Trouin et Le Corbusier, accusés de sacrilège, tant du paysage que de l’idée. Accusés de chercher à faire de l’argent avec les plus belles choses, à tel point qu’un jour Le Corbusier déclarait à Trouin: « Prouvez-leur le contraire: mettez-vous devant le rocher, nu comme un ermite, votre casquette devant vous; attendez que les aumônes tombent et, de temps en temps, avec une perforatrice pneumatique, creusez le rocher! » La Basilique était une entreprise d’architecture insigne, invisible, énorme effort voué à l’intérieur, destiné à n’émouvoir que les âmes capables de comprendre. II n’y avait pas d’édifice bâti à l’extérieur. Mais dedans le roc aurait vécu une œuvre d’architecture, de circulation, d’éclairage diurne naturel, éclairage artificiel développée d’un bord du rocher, à l’entrée de la grotte de Sainte-Madeleine jusqu’à l’autre versant, ouverte subitement sur l’éclatante lumière d’un horizon sans limite, vers la mer au sud.
Au cours de ces travaux qui durèrent des années, Trouin développait un sens de l’architecture peu commun, un esprit vraiment touché par l’architecture et les grandes idées, et il fut assez fort et assez vrai pour dignement être craché par les vulgaires. Les plans qui sont ici montrent d’abord la conception de la Basilique creusée entièrement dans le roc avec des cheminements inclinés et des salles verticales ou horizontales recevant la lumière du firmament par des puits ou de l’extrémité des galeries. Par ailleurs, la lumière électrique jouait une symphonie d’ombre, de pénombre et de lumière qui eut pu être extraordinaire.
Les corollaires de l’entreprise consistèrent en la recherche d’une forme moderne d’hôtellerie, d’hospitalité, destinée à une clientèle désireuse de solitude et de pensée, ou simplement à des gens du commun venant s’installer ici, définitivement ou pour y vivre les week-end.
Le thème de la Sainte-Baume comporte donc la Basilique creusée dans le roc, les deux hôtels en anneaux qui devaient occuper dignement le paysage et la Cité Permanente d’habitation à l’autre bord du plateau. Proche de cette Cité Permanente, un hasard avait laissé subsister une vieille bergerie en ruines, mais combien émouvante, laquelle devait servir, pourrait servir, et servira peut-être à la création d’un musée de Marie-Madeleine où le talent de Trouin trouvera à se manifester tant par l’iconographie exceptionnelle rassemblée que par la manière de l’exposer, intense et émouvante.
Le refus de l’opinion devant l’entreprise et devant la modification du paysage eut pour conséquence que Trouin établit les maquettes de deux livres, maquettes étonnantes qui existent et sont, l’une, une Histoire de l’Architecture (la vraie), exposée par des méthodes neuves et vivantes, et l’autre, une iconographie de Marie-Madeleine. Et là encore, la « Trouinade » se déroule, car de tels livres sont difficiles et coûteux à réaliser.
Pendant des années, Trouin vécut à Paris dans une chambre de bonne sous les toits dont il avait couvert les murs de plans, de graphismes, de peintures; et les murs étant recouverts, il se mit à employer le plafond comme planche à dessin, si bien que cette chambre constitue un lieu extraordinaire que la photographie a omis de perpétuer.
En définitive, après plusieurs années, les choses sont dans l’immobilité la plus complète. On peut décider que notre monde moderne est inapte à de telles entreprises. Ces choses avaient pour objet de toucher au fondement même de l’émotion humaine: péché et pardon, faiblesse et grandeur, magnanimité et courage, simplicité et humilité. II n’y avait plus rien qui fut de forme d’architecture ou d’urbanisme banals. Tout était déférence au paysage, modulé sur le paysage, expression même du paysage: paysage vu des bâtiments, ou paysage fait de la présence des bâtiments dans une harmonie passionnément désirée. Les procédés employés étaient ceux que la vie offre aux gens qui ont la volonté de faire quelque chose, mais qui ne possèdent que les ressources de l’infortune. La Cité Permanente de résidence avait été dessinée dans la technicité la plus humble qui existe, celle du gros pisé, le banchage de terre battue à l’intérieur de coffrages de planches et qui fournit une architecture essentielle, de justesse et de grandeur, toute d’échelle humaine. Avec une telle architecture on peut atteindre aux plus nobles et grands tracés urbanistiques, dépourvus d’emphase, mais porteurs de grandeur. La vie à l’intérieur de ce pisé peut être d’une dignité totale et redonner aux hommes de la civilisation machiniste le sens des ressources fondamentales, humaines et naturelles. Le paysagiste peut composer avec sécurité.
Mais les circonstances avaient permis d’autres rencontres : ce fut « l’Aluminium Français » qui, à un moment donné, tendit l’oreille à nos propositions; et des formes d’urbanisme et d’architecture en furent l’effet, conçues en plein voisinage possible et admissible avec le pisé, mais réalisables avec les méthodes les plus aiguës d’emploi du métal le plus moderne qui est : l’aluminium.
Les images qui sont ici ne représentent qu’une infime partie de tout ce qui fut fait, pensé, dessiné, calculé pour la Sainte-Baume. Pour l’instant, le silence règne, la haine et même le mépris ont sévi; la violence. Mais Trouin comme Le Corbusier peuvent lever la tête, satisfaits d’avoir tenté, dans cette période où chacun ne travaille que pour des fins utilitaires et pécuniaires, une entreprise destinée à toucher à vif le fond du cœur humain.
Extrait de Le Corbusier, Oeuvre complète, volume 5, 1946-1952