Urbanisme
Chandigarh, Inde, 1950 - 1965
© FLC/ADAGP
INFOS PRATIQUES
Projet non réalisé
A Chandigarh, nouvelle capitale du Punjab, on construit depuis plusieurs années. La première étape permettra d’abriter 150.000 personnes et contiendra les édifices du Gouvernement. La deuxième étape portera la population à 500.000 habitants. Cette grande entreprise se réalise aux Indes, pays de civilisation millénaire qui n’avait plus d’architectes depuis quelques siècles. Les Anglais pendant deux siècles ne formèrent pas d’architectes indiens mais élevèrent des architectures anglaises, écossaises et… toscanes, aux tropiques. New-Delhi (style inspiré du toscan), la capitale de l’Inde impériale, fut bâtie par Luytens il y a plus de trente années avec un soin extrême, avec un grand talent, avec un véritable succès. Que les critiques crient à volonté; faire quelque chose arrache le respect (du moins m’arrache le respect).
L’argent indien est trois fois plus faible que l’argent français lequel est x fois plus faible que le dollar des Etats-Unis… La route barrée par ces gouffres de nature financière qui séparent et isolent, nous avons toutefois (quelques-uns de l’Inde, deux Anglais: Jane Drew et Fry, deux Français: Le Corbusier et Pierre Jeanneret), fait le nécessaire pour que la capitale se construise. Les Indiens étaient animés par P. N.Thapar, administrateur d’Etat, et P. L.Varma, ingénieur en chef du Punjab: deux fortes têtes; Le Corbusier comme conseiller du Gouvernement, et en plus comme architecte des palais du Capitol. M. Nehru appuya toujours aux heures utiles et périlleuses. Le Gouverneur aussi apporte son appui. Maxwell Fry et Jane Drew engagés pour trois années rentrèrent à Londres en 1954. Pierre Jeanneret est demeuré, dirigeant l’atelier d’architecture et construisant maisons, écoles, dispensaires et hôpitaux, etc… L’Inde a des trésors de civilisation et une haute pensée y est latente; mais les poches y sont vides. II faut donc être bien décidé à ne pas faire fortune pour entreprendre et participer à la tâche dont on parle ici. II faut être décidé à ne rien gagner; à donner tout son temps, tout son cœur toute son énergie, tout son savoir. Et par-dessus le marché, il faut réadapter ce savoir à l’étiage tropical. II faut tout donner. II faut même admettre la possibilité des échéances dramatiques.
La distance double les difficultés. Le climat est admirable, héroïque et parfois écrasant.
Tous ceux qui se sont trouvés mêlé à cette aventure sont animés d’un esprit de qualité. L’Office des Ingénieurs, l’Office des Architectes. Tous ces architectes qui, à Chandigarh, furent sous la direction de Drew, Fry et Pierre Jeanneret sont indiens exclusivement. L’une des tâches était: Chandigarh formera des architectes. En général, grand dévouement et discipline. L’unité d’esprit règne là-bas, mais (le diable serait trop malheureux autrement) c’est, par un paradoxe d’ailleurs compréhensible, une course vers l’individualité: une couvre commune, mais faite par des hommes qui sont chaque fois un individu avec passions et points de vue personnels. « So is it!!! »
Pour faire régner une paix valable, les tâches furent partagées: les trois architectes permanents s’occuperaient de l’habitation, des écoles, des dispensaires, des hôpitaux. Le Corbusier fut chargé des palais du Capitol et du parc. En tant qu' »Adviser », il dut diriger très particulièrement l’étude de l’urbanisation de la future ville. Tout cela dans le velours et la quiétude d’une douce sinécure? Non pas! Le plan d’urbanisme fut fait en février et mars 1951: le plan de la Capitale fut fait en quatre semaines, discuté par l’autorité, accepté par l’autorité, mis en action directement sur le terrain, faisant état des doctrines les plus avancées. Grâce à Varma, la viabilité fut réalisée imperturbablement… dès le début et sans secousses.
Apparurent (bien entendu) doutes et criailleries. La ville est ceinte de deux grands fleuves entièrement secs pendant dix mois. La mousson de juillet-août, à l’heure cosmiquement fixée, les emplit d’une masse d’eau gigantesque venant de l’Himalaya surplombant. Puis les pluies cessent, les eaux s’écoulent et au cours des dix mois, successivement, l’argile rouge partout se couvre de vert, puis de l’or des moissons, enfin d’herbe brûlée. Les eaux potables sont à 80 mètres au-dessous du sol. Les ingénieurs l’ont su, l’ont affirmé; mais vers la deuxième ou troisième année de l’entreprise (1953-1954), une rumeur grossissait: « II n’y aura pas d’eau dans Chandigarh! » C’est pourquoi les gens de l’entreprise et l’urbaniste baptisèrent: « Boulevard des Eaux » l’artère couronnant la ville et portant le Capitol; on dessina des bassins pour le « rowing » et le « sailing »…
Puis le Parlement eut ses locaux provisoires dans une école récemment construite, s’installa provisoirement et siégea. Et les députés eurent des inquiétudes, posèrent des questions, reçurent des plaintes, etc… comme il se doit (bien entendu). Mais l’an dernier, en 1955, le Boulevard des Eaux fut prolongé par une dame, barrage de plus de vingt mètres de haut et de 4 kilomètres de long de terre et de sable écrasés au bulldozer et au rouleau, couronné d’une esplanade courbe de 24 mètres de largeur barrant l’un des deux fleuves. Le travail fut mené jour et nuit jusqu’à l’échéance.
L’échéance est la mousson qui devait se déclencher le ter juillet 1955. Supposez le barrage inachevé, c’était la destruction de tout l’ouvrage, la catastrophe! Les eaux ont afflué. Un lac s’étale aujourd’hui, une nappe d’eau qui transforme les conditions climatiques du lieu. Depuis deux ou trois années déjà, les pompes installées partout arrosaient l’argile du sol, et les fleurs, arbustes et arbres qui remplissent maintenant l’étendue des secteurs construits. Les habitations, les écoles, les dispensaires s’élèvent partout. La totalité du terrain était vendue depuis longtemps. La pathétique aventure des promoteurs s’est accomplie: Chandigarh existe!
Il faut dire que le programme sur lequel se construit Chandigarh est établi par des hauts fonctionnaires ayant fait leurs études à Oxford, ayant connu et souvent apprécié la civilisation anglaise. Chandigarh est une ville horizontale. Le programme oxfordien comprenait treize catégories d’habitation individuelle, depuis celle du péon jusqu’à celle des ministres. Jusqu’ici le péon vivait d’expédients, n’était pas logé. II a maintenant des logis conçus et bâtis avec le même amour et le même soin apportés aux maisons des ministres ou aux habitations des douze autres classes. Ne chicanez pas sur les classes! c’est ici, simplement et utilement, du classement. Rome ne s’est pas faite en un jour. Les disponibilités mécaniques sont trop faibles aux Indes pour permettre aujourd’hui un conditionnement artificiel de l’air pendant les périodes dangereuses. La nature indienne impose alors sa règle à l’urbaniste: les nuits fraîches. Les nuits sont fraîches et les habitants s’en vont dormir dans l’herbe devant la maison ou sur le toit, y ayant porté leur lit.
Extrait de Le Corbusier, Oeuvre complète, volume 6, 1952-1957